Mardi 18 juillet
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Un texte extraordinaire appliqué au monde sm....
Hors les murs
Les masques
Clément de Gaulejac
09.04.03
Les masques
Clément de Gaulejac
09.04.03
A la fin de 1918, la grippe espagnole bien qu’apparue aux États-Unis, a tué en quelques mois plus de vingt millions de personnes à travers le monde. La Première Guerre mondiale venait de s’achever, enterrant dans ses tranchées neuf millions de jeunes gens. Rarement vivre n’aura été si mortel qu’en ces années-là.
Des gaz toxiques, dits moutarde, répandus sur les champs de bataille, et de l’inévitable étouffement qu’ils provoquent, on tentait vainement de se protéger à l’aide de masques à gaz.
La transmission de la grippe étant aérienne, on se nouait des chiffons autour du visage pour filtrer l’air des miasmes dont on le supposait chargé.
Une épidémie de pneumonie atypique et une guerre coloniale sont venue récemment réactiver ces masques en les éclairant d’un jour nouveau.
Prenons l’air que l’on respire, cette densité si parfaite à la vie. Prenons celui d’entre nos orifices en plus étroite sensibilité avec ce gaz. Le nez est sans doute le moins musclé de nos trous humides, celui dont la plus élémentaire fonction est d’être là, la seconde de n’être pas bouché. Le nez est ainsi fait qu’il ne commande pas la fonction vitale qu’il incarne. Le mouvement régulier des poumons fait la respiration, le nez se contentant, et nous avec, de sentir. Le sens qui hume.
Cette imperfection de l’orifice qui parfois nous comble, le rend perméable aux miasmes. Aussi pour s’en garantir le perfectionne-t-on, en l’augmentant de filtres, quand les poils qui le parsèment n’y suffisent plus.
En prenant place sur le visage, ces filtres le modifient, lui donnent une apparence nouvelle à laquelle on s’empresse de donner, à son tour, une signification.
Le visage est la partie émergée de nous-même, celle qui rit, qui pleure, celle qui fait face; celle par laquelle les autres ont accès à nos sentiments, à l’humanité qui nous fonde. La moindre modification du visage traduit, ou trahit, une émotion, la communique à autrui. Expression du singulier chaque visage est unique comme du commun zéro + zéro = la tête à toto- on n’habille le visage qu’avec une infinie précaution. La tête est nue, à moins qu’on ne la couvre, qu’on ne la voile ou maquille. On peut aussi la masquer.
C’est un lieu commun: le masque dissimule autant qu’il révèle, cache autant qu’il exagère. Comme les rêves, il se lit . Il offre une série d’expressions et provoque diverses émotions. On a pu, à propos du masque africain, parler d’«objet-fée», en cela qu’il cristallise légendes et surnaturel, qu’il incarne le désir humain de réintégrer l’espace naturel et de se fondre en lui. Il n’est pas très éloigné en cela du carnaval européen : les cultures se ressemblent plus qu’elles ne se distinguent. À la fois profane et sacré, objet de transcendance ou de simple déguisement, magique ou marrant, efficace ou effrayant, le masque est toujours un événement dans la perception du visage, et donc de soi.
Du répertoire des masques, certains émergent, heurtant notre conscience plus que d’autres. Ils sont devenus mythiques et renvoient à des situations bien précises. Ainsi le loup noir de Zorro, le foulard du braqueur et les énormes grimaces de la Commedia dell’arte. Chacun peut remplacer ceux-là par les siens. Ils intègrent un rituel, un spectacle, une représentation. D’autres résistent à cet usage travesti, n’existent dans l’imaginaire que par les liens qu’ils entretiennent avec la situation à laquelle ils renvoient. C’est le cas du passe-montagne du sous-commandant Marcos. C’est aussi celui de ceux qui nous intéressent : le masque à gaz comme celui du plâtrier.
Avec sa trompe et ses hublots, sa gangue et ses lanières de cuir, le masque à gaz dit la guerre plus sûrement que n’importe lequel des accessoires qui constituent le paquetage des soldats. Il en est le visage répétitif, le masque agressif qui dissimule la peur de celui qui le porte, et l’inspire à celui qu’on attaque. Stéréotype des marchés aux puces, auxquels il semblait condamné par la résignation vertueuse des nations qui crurent un temps que la guerre avait ses limites, il réapparaît en Irak au nez de combattants qui ne savent pas bien d’où viendra l’odeur qui pue.
Un autre vent de panique agite en son origine l’Asie du Sud-Est, tandis que se propage de par le monde le virulent virus d’une pneumonie atypique et meurtrière. Pour se prémunir de la contagion, le chiffon noué est de nouveau de mise. Ou ses modernes avatars, conçus, pensés pour, ou presque, et qu’on peut se fournir en commerce : les masques respectifs du médecin et du plâtrier. L’un et l’autre blanc, ils couvrent le nez et la bouche. Maintenus sur le visage par le truchement d’élastiques glissés derrière les oreilles, ils oblitèrent la partie basse du visage qui ne conserve alors de son expression que le regard tendu des situations difficiles.
Par la puissance du masque, et de l’identification neutre qu’il suscite en moi, chacun de ces visages tronqués est le mien. La peur de celui qui le porte devient la mienne, alors que la souffrance de l’autre restera toujours la sienne. Les faces, ainsi couvertes de ces masques d’effroi, m’inspirent une peur qui me rapproche des désordres du monde, et de ses dangers, beaucoup plus sûrement que la calme compassion dont elle est la sœur, cadette et tapageuse.
Citation, magie de l'internet, merci à l'auteur
